Artiste savanturière[1], Angelika Markul traque à travers le monde — terrestre, céleste et aquatique — les preuves concrètes de son archéologie spéculative, déployée sous forme de sculptures, de vidéos, d’installations et de dessins. En dialogue constant avec des chercheurs, elle s’intéresse à des objets, des phénomènes et des êtres qui résistent à leurs discours pour mieux en investir les failles. Ses œuvres s’abordent ainsi comme autant d’énigmes livrées dans une poésie sombre et contemplative, qui posent la question de la fuite du temps et du monde, du secret de sa genèse aux mystères de sa fin. La ziggurat immergée de Yonagoni, au Japon, ne donne-t-elle pas la preuve qu’une civilisation ancienne et inconnue possédait des techniques de construction avancées ? Comment Jules Verne a-t-il pu, plus d’un siècle avant leur découverte dans la grotte mexicaine de Naïca, avoir l’intuition des cristaux géants ? Notre planète serait-elle une « terre de départ » avant notre voyage pour les étoiles, comme le pensaient les Amérindiens du Chili ? Formulées sous la forme d’hypothèses, ses œuvres concourent ensemble à dessiner la cosmologie singulière de l’artiste, à la lisière du documentaire et du récit de fiction, par laquelle elle sonde les angles morts du savoir humain.
L’œuvre Mylodon de Terre participe de cette volonté de mobiliser l’imaginaire de l’art pour pallier le déficit explicatif de la raison. Elle s’inscrit dans un projet plus large, « Tierra del Fuego », mené dans l’archipel du même nom, situé à la pointe australe de l’Amérique du Sud, continent sur lequel l’artiste travaille depuis plusieurs années. Des chutes d’Iguaçu — ou « Gorge du diable » — à l’observatoire du Cerro Paranal dans le désert chilien, elle y a déjà investi différents sites, naturels et humains, pour méditer sur ce que Quentin Meillassoux appelle « l’archifossile[2] », un temps antérieur à l’apparition de la pensée, ou, au contraire, sur l’anthropocène, nouvel âge géologique marqué par l’influence de l’activité de l’homme et la menace qu’elle représente. Ainsi tournée vers le passé autant que vers l’avenir, l’œuvre janusienne d’Angelika Markul est hantée par une angoisse à deux visages, liée à la fois à l’incertitude des origines et à l’ignorance de la mort.
Pour conjurer la première, Angelika Markul collecte à travers ses voyages les traces archaïques de la vie, indices d’une ligne oubliée dans la théorie de l’évolution, ouverte aux existences les plus insolites, parmi lesquelles le mylodon. Retrouvé en 1895 dans une caverne près de Puerto Natales, dans la région d’Ultima Esperanza en Patagonie Occidentale, le mylodon est un mammifère endémique, disparu depuis 8 000 à 10 000 ans, apparenté à un paresseux de la taille d’un bovidé. L’animal préhistorique constitue une singularité archéologique, dont on n’a retrouvé quasiment aucune trace sinon un large morceau de peau, de poil roux clair et édenté sur sa face interne, en excellent état. Esthétiquement proche des sculptures en cire que réalise l’artiste depuis ses débuts, elles aussi incrustées de matières naturelles (fourrure, feutre, peau, corde…), l’animal momifié est le point de départ d’une réflexion poétique sur la conservation du vivant, qui emprunte ses codes à la cryptozoologie (ou science des animaux imaginaires) comme à l’histoire naturelle.
Objet de toutes les curiosités[3], les archéologues ne connaissent pourtant de lui que sa taille et l’apparence de sa peau, pas assez pour en donner une représentation fiable. Angelika Markul propose de remédier à ce déficit d’apparence et de prendre l’imagination au pied de la lettre, comme un moyen de produire des images de ce qui n’en a pas a priori. En totale adéquation avec sa recherche plastique, que l’on pourrait définir comme un naturalisme informel, elle en propose néanmoins une forme de substitution qui n’est pas clairement identifiable. Placé entre abstraction et animalité, son mylodon prend les traits d’une créature minérale biomorphe, réduite à ses traits essentiels : l’organicité, travaillée par les reliefs ou les effets de patine, la mollesse, perceptible dans son indolence structurelle, et l’apathie, traduite par sa mise à l’horizontal. L’esthétique du faux-semblant qui lui est propre entretient par ailleurs toujours le doute, impliquant de fait la possibilité d’un double discours interprétatif, celui de la croyance contre celui de la raison. Posée sur un socle en métal, la sculpture se présente d’abord de façon muséale, comme extrait d’une collection naturaliste, mais le fait qu’elle déborde de toutes parts lui donne en second lieu l’apparence d’un être monstrueux sans assise, d’une anomalie organique inadaptée au cadre scientifique, et incapable de s’y tenir.
La seconde angoisse motrice de l’œuvre d’Angelika Markul, sa peur de la fin des temps, s’exprime elle aussi à travers la forme ambiguë de l’animal sculpté. Là où ses gonflements pourraient renvoyer à un processus de génération, à une morphogenèse, sa déliquescence générale, associée à la présence de cordes et d’un nœud coulant, semblent davantage figurer son agonie. Cette recherche de la duplicité s’incarne tout autant dans l’effet de trompe-l’œil que l’artiste applique à ses sculptures en cire, qui imitent habituellement la texture du bronze pour jeter un trouble entre l’organique et le minéral. Pour Mylodon de terre, Angelika Markul en inverse pour la première fois les termes. Ce choix lui permet ainsi de reproduire symboliquement le processus de glaciation qui a miraculeusement permis à l’animal de traverser les âges, de faire de la sculpture minérale un moyen de résister à la décomposition, de devenir mémoire-fossile et relique d’un temps révolu.
Le projet Tierra del Fuego se concentre d’ailleurs précisément sur la disparition d’un monde. Ces îles reculées, les espaces habités situés le plus au Sud de la planète, sont en effet aujourd’hui grandement menacées par les conséquences du changement climatique, seulement un demi-siècle après avoir vu ses peuples autochtones disparaître. Paysage-symptôme du déclin de la nature, l’archipel constitue en ce sens un territoire de vanité, propice à éveiller un regard inquiet, même s’il est ici paradoxalement nourri d’une sincère fascination pour la catastrophe. L’ensemble se complète avec l’installation vidéo La mémoire des glaciers qui met en miroir la découverte de la comète Tchourioumov-Guérassimenko, qui recèle potentiellement des indices de la matrice de la vie sur Terre, et la fonte d’un glacier du Sud de la Patagonie, symptôme du péril qui guette la planète. Pris en étau entre une image de l’origine et celle de la fin, le spectateur est amené à contempler cette irrémédiable dégénérescence et à réinterroger, en miroir, la responsabilité de l’homme.
La question du temps constitue enfin le véritable nœud de l’œuvre d’Angelika Markul. Elle qui réalise des « excavations du futur » (du titre d’une de ses installations) le considère en effet comme un objet non-linéaire capable de se retourner sur lui, de s’annuler, de donner à l’événement historique l’ampleur de l’éternité. Ici, par le renversement des chronologies, elle ouvre l’humanité à la conscience d’un univers sans début, ni fin, qui excède ses propres limites, comme pour illustrer autrement le constat dressé par Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques : « Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui. »
Florian Gaité, rédigé pour le catalogue du Prix Maif 2018
[1] Terme désignant au XVIe siècle les scientifiques-explorateurs, repris en 2009 par Louis Bec lors de son intervention au colloque de l’Institut méditerranéen de recherches avancées (IMéRA) « Art, culture et théorie de l’évolution », Marseille, 22 octobre 2009.
[2] La notion est développée dans son ouvrage Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, 2006.
[3] Par-delà les débats autour de la contemporanéité de l’homme et du mylodon, ce dernier cristallisa tellement de fantasmes que certains l’ont imaginé être encore en vie au moment de sa découverte, au point que le tabloïd anglais Daily Express monta une expédition en 1900 pour s’en assurer.