On peut avoir l’impression que l’abîme du temps s’ouvre devant nous, laissant apparaître des marques mystérieuses, des vestiges terrifiants et des images bouleversantes. À côté de traces de dinosaures datant d’il y a 147 millions d’années, on trouve les restes d’un animal représentant une espèce éteinte il y a environ 11 000 ans, ou les images rémanentes d’une photographie vieille de près d’un siècle. Ensemble, ils forment une constellation dont la disposition est celle du rêve. La mythologie se mêle à l’archéologie, l’ethnographie à la paléontologie, l’histoire à la fantaisie, contribuant à créer un ressenti très particulier du temps.
Angelika Markul développe avec beaucoup de cohérence une poétique du rêve afin d’explorer les dimensions du temps qui échappent à la fois à l’expérience quotidienne et aux concepts scientifiques. Elle développe une formule dans laquelle le temps du rêve et le temps profond deviennent dimensions du présent, ce qui permet certains renversements symboliques.
L’artiste, qui dans ses créations antérieures recourait à une sorte de violence esthétique, aujourd’hui met en oeuvre le pouvoir du rêve pour s’opposer à la violence du passé. Elle le fait selon une méthode de témoignage qui lui est propre.
Le temps des rêves
Nous observons un fragment de la surface de la Terre d’une perspective cosmique plus que d’une vue d’oiseau. Une vue générale s’offre à nous, celle du bord de mer avec des zones de terrain régulièrement espacées, une plage de sable et un océan aux vagues tourbillonnantes d’eau écumeuse. Au premier abord, l’image pourrait être considérée comme abstraite, tant la composition des formes est rythmée et les combinaisons de couleurs sont raffinées. Le film Marella tout entier use de cette ambivalence – l’esthétique précise de l’image souvent se révèle être un enregistrement de paysage réel aux couleurs sophistiquées au point de le rendre irréel. Plus surprenants encore sont les gros plans inattendus sur des formes où l’on reconnaît les empreintes de membres d’animaux.
Sur le littoral dans les environs de Broome en Australie filmé par l’artiste, on trouve des traces de l’ichnofaune potentiellement la plus diversifiée au monde. Les empreintes sont dispersées sur une zone de 100 kilomètres de long et fossilisées dans du grès de la période du Crétacé inférieur (100,5 à 145 millions d’années). Angelika Markul s’intéresse de préférence aux traces de pieds à trois doigts, dont les plus petits sont identifiés comme celles de l’ichnoespèce Megalosauropus broomensis (pied du grand lézard de Broome). La paléontologie n’est cependant ici qu’un point de départ permettant de construire une machine pour remonter jusqu’aux temps préhistoriques.
La mythologie remplit une fonction similaire, bien que celle-ci ouvre une voie de métaphores. Le titre du film est une référence à un mythe aborigène. Marella, ou Marala, est le nom de l’Homme-émeu, considéré par la tribu australienne des Gooralabooloo comme le créateur de leur terre au Temps du rêve. Pour toutes les tribus aborigènes, le Rêve ou le Temps du rêve désigne la période au cours de laquelle le monde a été créé et les règles ont été données, dans laquelle séjournent les ancêtres, d’où tout émerge et où tout retourne. Il s’agit d’une sorte d’espace transcendant, situé dans un passé intemporel, avec lequel il est possible de renouer dans le présent et y retourner définitivement dans le futur. Le Temps du rêve n’est donc pas un passé irrévocablement révolu, tel qu’il se conçoit dans notre culture fondée sur une vision linéaire du temps.
Le contour de l’Homme-émeu est formé par les étoiles de la Voie lactée, vues de l’hémisphère sud. La perspective adoptée dans le film est donc son point de vue. Marella regarde la voie tracée par ses pieds à trois doigts. Le film nous emmène dans la zone du Temps du rêve, là où la terre, l’eau, le ciel et l’espace se rencontrent. Le mythe aborigène est traduit en une expérience qui nous est accessible. L’artiste ouvre aux spectateurs une autre temporalité, une dimension inconnue du temps. Le passé, comme dans le mythe, n’est pas une chose révolue ; grâce à l’art, il peut être rencontré à travers une expérience esthétique.
Le Temps profond
Ce que les Gooralabooloo considèrent comme les empreintes de Marella, les paléontologues l’identifient comme les traces de Megalosauropus broomensis. Les qualités des ichnofossiles exercent une fascinascion sur l’artiste qui ne se contente pas de les filmer mais prend aussi leurs empreintes pour réaliser des formes sculpturales. Elle fait de même avec les traces d’autres dinosaures ou de plantes. Des reliques artistiques sont créées à partir d’eux.
Cette démarche est liée à l’une de ses pratiques antérieures, consistant à créer des sculptures qui seraient des vestiges fonctionnant comme des objets pour de futures fouilles. Elle proposait alors d’inverser le travail de l’archéologie pour nous faire adopter le point de vue d’une autre époque, permettant de regarder depuis le futur et de voir à quoi pourraient ressembler les traces de notre présent.
Prolongeant ce principe de renversement, l’artiste cherche les traces d’une ichnoespèce éteinte il y a 11 000 ans, le paresseux géant. À partir de fossiles conservés, les chercheurs ont créé des simulations pour reconstituer l’apparence que pouvait avoir cet animal. Cependant, les sculptures d’Angelika Markul ne reproduisent pas ces visualisations. Au lieu de cela, l’artiste dote la trace d’un nouveau corps, sculptural et fantômatique – l’animal ne nous revient pas comme une image d’organisme vivant mais comme une relique créée artificiellement. Une fois de plus, la science est impliquée dans le jeu – cette fois-ci, c’est la taphonomie, qui étudie le sort post-mortem des restes organiques.
Les sculptures d’Angelika Markul nous ouvrent le temps profond, et elles le font sous la forme d’une expérience présente. Derrière la notion de temps profond se cache un sentiment d’incapacité à comprendre, car l’échelle couvre des millions d’années – une image dans laquelle toute l’histoire de l’humanité n’est qu’une mince couche face aux profondeurs abyssales du passé géologique. Le temps profond n’est absolument pas mesurable au temps humain.
Ainsi, dans une situation mise en scène par l’artiste, nous sommes confrontés à un artefact qui représente les restes d’une créature qui a probablement vécu entre 2,58 millions et 11 milliers d’années. Il s’agit d’une ouverture imaginaire et spéculative, qui nous permet de transcender les limites du temps humain, de notre moment présent, comme si une fissure s’ouvrait devant nous, par laquelle nous pouvons jeter un regard dans le temps profond.
Témoignages fantômatiques
Le temps du rêve se transforme en temps profond, mais l’enjeu d’Angelika Markul n’est pas de plier ou de déplacer le temps. Il s’agit plutôt de témoigner en dépit du temps.
Dans sa sculpture Le Paresseux géant, l’artiste a doté l’animal, dont nous ne connaissons que les traces, d’un corps fantôme, non pas pour actualiser son existence passée mais pour témoigner de sa disparition. Le témoignage est un élément constant de sa pratique artistique. Elle se rend sur les lieux d’un événement (en 2019 à Broome, mais avant à Tchernobyl en 2013, et ce ne sont que deux exemples parmi d’autres) pour devenir témoin et pouvoir témoigner à travers les œuvres d’art qu’elle crée ou, plus précisément, à travers les expériences esthétiques que sont ces œuvres.
Un exemple tout particulier en est un groupe de sculptures issues d’une série intitulée La Terre de Feu. Chaque sculpture ressemble à une tête déformée. Il s’agit en fait de fantômes créés par l’artiste à partir de photographies prises par Martin Gusinde de membres de la tribu Selk’nam lors de cérémonies rituelles. Sur ces photographies on voit des corps peints, des têtes couronnées de masques ou de couvre-chefs divers ; certaines images captent l’attention surtout par des visages plastiquement déformés. Ces formes suscitent des associations avec les gestes les plus avant-gardistes de l’art moderne.
Gusinde était missionnaire et explorateur, et il a été admis dans la tribu des Selk’nam – c’est pourquoi il a pu réaliser cette fascinante documentation photographique dans les années 1920. Les tribus habitant la Terre de Feu depuis des millénaires sont devenues la proie des chercheurs d’or qui ont envahi les îles de l’archipel à la fin du XIXe siècle, décimant la population indigène. Les derniers Selk’nam sont morts dans la seconde moitié du XXe siècle.
Angelika Markul ne fait pas de reproduction exacte des formes photographiées par Gusinde, elle crée au contraire un ensemble de têtes fantômes qui ressemblent à une collection de trophées – un témoignage de l’extermination des êtres humains. Elle opère une inversion de ce que fait l’ethnographie – elle ne nous présente pas les documents d’une culture disparue et ne prétend pas véhiculer une quelconque connaissance de celle-ci. Ce qu’elle crée, c’est l’incarnation de la perte qui peut nous hanter comme des douleurs fantômes.
La sculpture de la vitrine, issue de la série Terre de Feu, est dédiée à toutes les tribus qui habitent la parcelle éponyme de la Patagonie argentine et chilienne. L’artiste expose des vestiges des cultures détruites, créés par ses soins – la taphonomie artistique devient un moyen d’inverser l’archéologie et l’ethnographie.
Le plan temporel
Les deux tableaux Terre de Feu constituent, au sens le plus simple, une représentation poétique de ce coin du bout du monde. Cependant, en parallèle, ils peuvent être interprétés comme des représentations du vécu du temps dans l’art de l’artiste. Le temps mythologique du rêve, le temps géologique profond sont stratifiés, tandis que leurs profondeurs insondables s’étirent et prennent la forme d’un plan pictural. Ils deviennent image, ce qui rend la rencontre possible mais ne garantit toujours pas la compréhension. Ainsi, le temps cesse d’être un concept abstrait et acquiert une tangibilité matérielle.
Les machines à explorer le temps permettent à Angelika Markul de façonner le temps comme un matériau plastique.
Bibliographie
Bęben W., Aborygeni, pierwsi nomadzi. Życie i kultura, Wydawnictwo Uniwersytetu Gdańskiego, Gdańsk 2021.
Gusinde M., The Lost Tribes of Tierra del Fuego: Selk’nam, Yamana, Kawésqar, Thames and Hudson, London 2015.
McPhee J., Basin and Range, Farrar, Straus and Giroux, New York 2000.
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Szyjewski A., Mitologia australijska jako nośnik tożsamości, Nomos, Kraków 2014.